Je laisse les commentaires ouverts bien que je sache que ce billet ne sera pas commenté ( peut-être quelques » like » ( dont j’ai horreur) . Je l’ai écrit pour moi d’abord ,parceque je voulais en savoir plus sur l’abandon des enfants .
Une pratique singulière : l’attribution de pseudonymes à des centaines d’enfants au milieu du XXe siècle
Pendant la première moitié du XXe siècle, en France, plusieurs centaines de milliers d’enfants sont devenus pupilles de l’Assistance publique. La plupart sont des enfants abandonnés par leur mère, le plus fréquemment pour des motifs liés à la misère. Beaucoup portent le patronyme maternel, mais souvent sans le savoir. Des recherches ont montré qu’en Ille-et-Vilaine, entre 1927 et 1944, des pseudonymes sont donnés à ces enfants, à leur arrivée à l’Assistance. Les familles d’accueil et l’entourage ne les connaissent que sous cette nouvelle identité et les documents ainsi que les correspondances sont établis sous ces nom et prénom de substitution. Leur état civil officiel n’en est pas pour autant modifié et ils retrouvent ultérieurement leur véritable identité. Cette pratique singulière n’est pas générale en France. Elle brouille les pistes et met en lumière la culture du secret qui prévalait dans les services de l’Assistance publique de cette époque.
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Au cours de la première moitié du 20ème siècle, en France, plusieurs centaines de milliers d’enfants ont été pupilles de l’Assistance publique (AP) (ils sont appelés pupilles de l’État après 1943). Selon que leurs parents sont connus ou non, ces enfants sont dits » enfants abandonnés » ou » enfants trouvés ». Durant l’entre-deux-guerres, la grande majorité des pupilles sont des enfants abandonnés.
L’histoire de ces enfants et de leur famille d’origine est particulièrement riche et émouvante. Les dossiers des pupilles sont la principale source pour la connaître. Ils font entrevoir la vie d’un enfant, parfois aussi celle de leur famille et renvoient également à l’histoire de notre société.
Alors que pendant l’Antiquité, la décision de mise à l’écart d’un bébé appartenait au père, au 20 e siècle ce sont essentiellement les mères qui abandonnent. La plupart des femmes contraintes à cette décision, sont jeunes, célibataires et vivent dans une grande misère. La majorité d’entre elles accompagnent, elles-mêmes, leur bébé à l’AP, à l’issue d’un séjour d’une dizaine de jours passés à l’hôpital après la naissance. En Ille-et-Vilaine, entre 1914 et 1939, ce sont 61 % des enfants abandonnés qui arrivent entre 4 et 14 jours après leur naissance. D’après les lettres retrouvées dans les dossiers, les mères gardent souvent l’espoir d’une vie meilleure et de pouvoir reprendre leur enfant, plus tard, même si la loi prévoit une rupture définitive.
Les enfants abandonnés ont leur filiation établie avec leur mère, voire avec leurs deux parents. En Ille-et-Vilaine, 91 % des enfants abandonnés portent le seul nom de leur mère, les autres portent le nom du père ou du mari, que ce dernier soit ou non le géniteur. Seuls les enfants trouvés ont pour patronyme un prénom ou un nom d’emprunt. Ces derniers sont souvent choisis par la mère, ou sinon par la sage-femme ou le médecin ou à défaut par l’administration.
En Ille-et-Vilaine, à partir de 1927, une pratique singulière se met en place : même si leur filiation est établie, un pseudonyme est attribué aux enfants, aussitôt après leur admission à l’AP. La consultation, pour cette étude spécifique, de 909 dossiers de pupilles nés après 1925 et sortis des services entre 1925 et 1949 a permis de mesurer l’ampleur de ce phénomène et d’approcher ses causes et ses conséquences. Des échanges avec d’anciens pupilles ont enrichi cette première approche. La lecture d’ouvrages et les apports du Conseil national pour l’accès aux origines (CNAOP), des archives départementales de la Gironde et de professionnels de plusieurs conseils généraux ont éclairé la pratique d’autres départements.
Cet usage est également mis en perspective avec la culture du secret qui a longtemps prévalu dans les services de l’AP puis de l’Aide sociale à l’enfance (ASE).
Des pseudonymees en guise d’identité ….
Sur la couverture des dossiers de pupilles figurent, notamment, les nom et prénom de l’enfant, la date de naissance et la catégorie. Dans ceux du département d’Ille-et-Vilaine, des indications surprenantes apparaissent à partir de 1927. Un autre nom et un autre prénom sont notés en haut de la couverture, généralement au crayon rouge, parfois soulignés. À l’intérieur du dossier, cette même identité se retrouve au travers du procès-verbal (PV) d’admission, toujours en rouge, tout en bas à gauche. Elle est précédée du mot » alias » ou plus souvent de » pseudonyme », et quelquefois de » dit » ou » dite » ou même » le ou la nommé(e) ».
Un »livret de pupille » est établi sous cette nouvelle identité. Ce livret de 62 pages comprend des éléments relatifs à l’identité de l’enfant, à sa santé, sa scolarité, ses placements et aussi des listes de »vêtures » ( Vêtements ) . selon les âges, des conseils d’hygiène et d’alimentation aux nourrices et des relevés de leur paiement.
D’ailleurs ,on constate que, dans certains dossiers, toutes les autres pièces portent cette nouvelle identification, sans aucune mention de la véritable identité. Il en va ainsi de la fiche qui retrace les placements et les observations des inspecteurs, de fiches sanitaires, de certificats médicaux, de remboursements de fournitures et même de certificats de décès. Lorsque l’enfant est placé chez une nourrice, les échanges de courrier avec cette dernière se font en désignant l’enfant par son seul pseudonyme. Il apparaît alors que la nourrice ne connaît l’enfant que sous ce nom et ne sait sans doute pas qu’il en porte un autre. Seuls l’extrait d’acte de naissance et l’arrêté d’admission portent l’identité réelle de l’enfant et cela sans aucune mention de pseudonyme. De même, le plus souvent, le certificat de baptême ou »d’ondoiement » ( = Baptême d’urgence où seule l’ablution baptismale est faite.)est établi sous la seule identité première. Ce sauf-conduit pour »l’au-delà » est généralement accompli dès le jour de la naissance et précède alors l’admission.
Dans un nombre plus important de dossiers, les documents les plus anciens mentionnent le pupille sous son seul pseudonyme, puis l’enfant reprend son identité d’origine et le reste des pièces et courriers indique alors ce seul nom.
Très exceptionnellement, dans quelques dossiers, certains papiers portent les deux noms. Par exemple, dans le dossier de Marie-Louise A., à propos de son décès, il est indiqué : » la nommée M. Jeanne (il s’agit de son pseudonyme), alias Marie-Louise A. (patronyme de l’état civil) est décédée ». Dans certaines notes confidentielles de l’aumônier de l’hôpital, les deux identités se côtoient également : » L’enfant (pseudonyme), né le…, porté ce jour à la crèche de l’hospice, et non baptisé, se nomme en réalité (état civil), baptisé le… à… » Dans les rares autres cas de double mention, le document est établi avec le pseudonyme ; l’identité réelle n’étant rajoutée qu’au crayon, manifestement dans le seul but de faciliter le classement.
Les noms donnés en pseudonymes n’ont apparemment pas de signification particulière. Certains sont des prénoms mais d’autres ne sont ni des prénoms, ni des noms communs, ni des noms de lieux. Quelques-uns donnés à des enfants rapidement décédés et de ce fait non identifiables : Prima, Damasse, Contrain, Lichon ou Magon,Janvier. On constate aussi que le choix des patronymes ne dépend pas du sexe de l’enfant. Même les prénoms qui servent de nouveaux patronymes, qu’ils soient féminins ou masculins, sont attribués de façon indifférenciée aux garçons et aux filles. Le choix n’est pas non plus déterminé par la catégorie d’enfants trouvés ou abandonnés ou par un quelconque ordre alphabétique, en fonction de la date d’admission ni par exemple, le mois d’admission .
Le choix du prénom du pseudonyme est manifestement aussi aléatoire. La seule certitude est qu‘il ne correspond ni au prénom du saint du jour de la naissance ni à celui de l’admission de l’enfant et qu’il n’y a aucune correspondance entre le prénom initial et le nouveau, au moins jusqu’en 1941. Louise P. née le 28 mai 1934 se voit ainsi nommée Berthe R. ; Claire Pi., née le 27 juin 1932 devient Lucie P. ; Guy Q., Marcel C..
En 1941, toutefois, un changement s’opère. Il se rencontre dès mai, mais n’est généralisé qu’en août. Désormais, seul un nouveau nom est donné et le prénom est conservé.
L’attribution d’un pseudonyme est manifestement très rapide. Elle se fait dès l’arrivée à l’AP. Même des bébés qui n’ont pas bénéficié de placement en nourrice et qui sont décédés à l’hospice dépositaire en ont été dotés. Ainsi, Jeanne A., née le 22 novembre 1927, admise le jour même et décédée huit jours après, reçoit le pseudonyme de Lucienne Guillaume, Jean A. né le 5 avril 1942 qui est devenu pupille le 23 avril et est décédé le jour-même se voit également doté d’un nouveau nom : Jean Loran.
Une pratique généralisée en Ille -et-Vilaine :
L’usage de pseudonymes se rencontre en Ille-et-Vilaine sur une période de presque 18 ans. Plus d’un millier de pupilles sont concernés. À quelques rares exceptions près, la pratique concerne tous les enfants trouvés et abandonnés. Ainsi, sur les 24 enfants trouvés ou abandonnés nés en 1927 ou 1928 et sortis en 1928, seul un n’a pas reçu de pseudonyme. La pratique est appliquée quelle que soit la raison de l’abandon : absence de ressources, rejet de la famille ou tout autre motif. Elle est la même quelle que soit la personne qui remet l’enfant. Ce peut être la mère ( cas le plus fréquent ) ou une sage-femme, une infirmière, un médecin… Il en va de même que l’enfant soit né à l’hôpital, en clinique, chez une sage-femme ou au domicile de la mère.
La pratique commence en janvier 1927, à une exception près d’un enfant admis en décembre 1926, et se termine au milieu de l’année 1944. D’après les recherches, l’attribution du dernier pseudonyme concerne Antoinette A., née le 7 juillet 1944, admise le 20 juillet et qui devient Antoinette M
. La fin qui intervient en août 1944 correspond manifestement à la libération du département ( les 3, 4 et 5 août, à l’exception de Saint-Malo et Dinard ) et au changement des autorités.
Donc, quasiment tous les enfants trouvés de cette période ont des pseudonymes, alors même que leur état civil, souvent composé de plusieurs prénoms, n’identifie pas leur filiation. Cet état civil est, il est vrai, connu par la personne qui a fait la déclaration de naissance et peut l’être aussi par la mère et même avoir été donné par elle. L’enfant trouvé Guy F., né le 7 mai 1932 à Saint-Malo, remis par Mme O., repasseuse, se voit ainsi doté du pseudonyme d’Auguste D. Dans les deux seules exceptions rencontrées, le bébé n’avait pas été déclaré en mairie quand il est devenu pupille, le jour même de sa naissance. C’est l’AP qui l’a fait et donc elle seule qui connaissait son identité.
Beaucoup d’enfants trouvés qui avaient pour identité un double prénom se voient doter d’un nom-pseudonyme qui a l’apparence d’un patronyme. D’autres, par contre, ont un nouveau prénom.
Pour les enfants abandonnés, la reconnaissance par leur mère, et même par les deux parents n’interfère pas. Les fratries elles-mêmes sont concernées. Des circonstances particulières n’influent pas davantage sur la pratique. Ainsi, une jeune femme de 23 ans, confie en juin 1944 son nouveau-né. Elle précise qu’elle doit se rendre à pied dans le Morbihan, où elle habite, et ne peut emporter son bébé, à cause de la distance, des combats et des bombardements, et reviendra aussitôt que possible. Son garçon se voit pourtant immédiatement doté d’un pseudonyme. Il décède le mois suivant, avant que sa mère ne l’ait repris.
Pour la catégorie des abandonnés, trois absences de pseudonymes s’expliquent par la situation administrative antérieure de l’enfant. L’un était secouru auparavant, le deuxième était en dépôt. Quant au troisième, il était hospitalisé » au compte des assurances sociales » et décède avant même que le PV ne soit établi. Pour les quelques autres enfants abandonnés sans pseudonyme, on constate que le lieu de l’abandon n’est pas le bureau de l’AP, mais une mairie ou un commissariat de Police. Ces admissions se sont faites en outre à un âge plus tardif que celui des autres enfants.
En règle générale, contrairement aux enfants trouvés ou abandonnés, aucun pseudonyme n’est donné aux orphelins ni aux enfants moralement abandonnés. Pour ces derniers, il faut préciser que le jugement peut être revu à la demande des parents à l’issue d’un délai de trois ans. En outre, pour ces deux catégories, les admissions sont généralement tardives. Une seule exception a été constatée, celle d’un bébé admis comme orphelin, quelques jours après sa naissance, à la suite du décès de sa mère en couches. Il a manifestement été assimilé à un enfant abandonnés
Pour les enfants en dépôt qui lui sont confiés ( ils sont très peu nombreux à cette époque ) l’AP ne détient pas la puissance paternelle, qui reste aux parents. Malgré cela, dans un dossier, un pseudonyme a été attribué. Margaret K., née fin 1925, est admise en dépôt, donc à titre provisoire, en même temps que ses quatre frères, en septembre 1927, à la suite de l’incarcération de son père, sa mère étant sans domicile et sans ressources. Il lui est donné le pseudonyme d’Ernestine D. Un livret de pupille, une fiche de suivi, un certificat médical et différents courriers portent cette identité. La fillette conserve ses nouveaux nom et prénom pendant tout son placement. En juin 1928, la mère reprend tous ses enfants. Il est demandé alors à la nourrice de la fillette de la ramener à l’AP. Même dans ce courrier, elle est appelée Ernestine D. Aucun de ses frères, même le plus jeune, né début septembre 1927, n’a de pseudonyme. Rien ne permet d’expliquer une telle situation.
Des enfants à l’identité double :
Le contenu du dossier de Robert G. né le 6 juin 1932 à Rennes étonne au premier abord. Sa mère Anna G., 17 ans, le conduit à l’AP, alors qu’il a douze jours. L’arrêté d’immatriculation comme abandonné est pris au nom de Robert G. L’extrait d’acte de naissance comme le certificat de baptême sont établis à ce même nom. Le PV d’admission porte également ce nom mais une annotation mentionne : » Pseudonyme P. Émile ». Un livret de pupille est établi le jour même au nom de P. Émile. Il y est même noté que » P. Émile a été baptisé le 9 juin 1932 », alors qu’il est su que ce sacrement a eu lieu avant l’admission, sous le patronyme officiel. Le bébé part un mois après en nourrice sous son pseudonyme. Une fiche sanitaire qui suit l’évolution du bébé, avec son poids, les différents laits donnés, porte ce nom. Deux ans après, pour des raisons non explicitées, le garçon retourne à l’hospice dépositaire et est confié le mois suivant à une nouvelle nourrice. Un deuxième livret de pupille est alors établi, mais cette fois-ci avec le nom initial. Des certificats médicaux ultérieurs sont rédigés avec l’identité retrouvée. Une lettre de la deuxième nourrice montre qu’elle connaît l’enfant sous ce nom. Aucun élément dans le dossier n’explique ce double changement de nom …..
En fait, cette reprise de l’identité initiale est la règle. Les pupilles qui ont porté un pseudonyme pendant tout leur placement à l’AP sont tous, soit décédés en bas âge, soit ont été remis à leur mère ou leurs parents. Dans ce dernier cas, l’enfant retrouve sa véritable identité à l’âge, variable, correspondant à cet événement. Ainsi, Josèphe R., enfant trouvée, après s’être appelée Renée L., ne reprend son nom de naissance qu’à 4 ans et 8 mois, pour en changer aussitôt après et porter celui de sa mère qui vient de la reconnaître. La mère a écrit une quinzaine de lettres pour demander des nouvelles de sa petite, ce qui montre son attachement, mais pour la fillette c’est un bouleversement. Pour d’autres enfants, l’âge de ce double changement est encore plus tardif et a lieu vers 7 ans.
Aucun pupille ne porte encore son pseudonyme à l’âge adulte. Par contre, la date de la reprise de l’identité officielle diffère d’un enfant à l’autre. Il est parfois difficile de savoir précisément à quel âge et dans quelles circonstances, elle a lieu. Plusieurs mois, et même plus d’un an, peuvent séparer le dernier papier avec le pseudonyme, du premier avec l’identité initiale. Toutefois, des tendances principales apparaissent et trois situations se dessinent dont la première paraît la plus fréquente.
Nombre de modifications s’observent entre 18 mois et 2 ans et demi, en lien avec un changement de nourrice. Après l’admission à l’AP, pendant son séjour à l’hospice puis chez sa première nourrice, l’enfant n’est identifié que sous son pseudonyme. Il reprend ensuite sa véritable identité et n’est connu par sa nouvelle famille d’accueil que sous ce nom. C’est le cas de Gaston B., né en février 1928 et remis par sa mère âgée de 19 ans. À l’âge de trois semaines, il est placé chez une première nourrice, sous son pseudonyme de Maxime H. Différents documents, dont une fiche sanitaire, un certificat médical, des échanges de courrier, portent cette identité. À 18 mois, il repart. Une fiche inventoriant ses vêtements est établie le 19 août 1929, toujours avec son nom d’emprunt. Par contre, dès le 22 août, lors de son placement chez une seconde nourrice, il retrouve son nom initial.
Certains enfants continuent à porter leur pseudonyme lors de leur deuxième placement et ne changent qu’au troisième. Ainsi, René A., né en juin 1928, après un premier placement en nourrice à un mois, est confié à Madame L. en septembre 1929. Lorsqu’il la quitte, le 21 mars 1930, l’inventaire de ses vêtements est établi sous son pseudonyme. Ce n’est que trois jours après, en allant chez sa troisième nourrice, à l’âge de 21 mois, qu’il retrouve sa véritable identité.
La raison de ces changements de nourrice n’est généralement pas indiquée dans les dossiers et les pupilles interrogés l’ignorent. On observe que pendant le deuxième quart du xxe siècle, les modifications de placements entre 18 mois et 3 ans se généralisent en Ille-et-Vilaine. Ce n’était pas le cas auparavant, où par exemple plus de la moitié des pupilles nés en 1917 et sortis de l’AP en 1938 à leur majorité n’ont eu qu’une seule nourrice et où les ruptures de placement pour les autres, à des âges très variables, sont dues le plus souvent au décès ou à la maladie de la gardienne ou à de la maltraitance. Dans d’autres départements, comme l’ancienne Seine-et-Oise où nous avons travaillé, on constate aussi des changements quasi systématiques de nourrice soit vers 18 mois-2 ans, soit plus tard vers 6 ans. Dans le département de la Seine, on assiste entre les deux guerres à une pénurie de nourrices au sein, qui a pu conduire à les réserver aux tout-petits et à confier les enfants sevrés à d’autres gardiennes. Mais en Ille-et-Vilaine, il en va différemment, un des critères principaux du choix des nourrices est la possession d’une ou plusieurs vaches et la demande d’accueil d’enfants de l’AP reste importante. Une des raisons de la nouvelle pratique pourrait être liée à la lutte contre la forte mortalité infantile, avec une spécialisation de nourrices pour le premier âge. Ceci n’explique toutefois pas en soi la double modification d’identité.
D’autres reprises de l’identité réelle correspondent au placement de l’enfant chez un couple, en vue d’une légitimation adoptive, généralement entre 18 mois et 5 ans. Ainsi, Yvonne L., qui s’est appelée F. D. pendant 20 mois, est-elle confiée à ses futurs parents adoptifs sous son identité de naissance. Mais les enfants confiés en vue d’une légitimation adoptive ne reprennent pas tous leur identité de naissance, dès le placement chez leurs futurs parents adoptifs. Certains ne la retrouvent qu’au moment où le couple demande formellement, au conseil de famille, l’autorisation d’adoption. Dans ces cas, des courriers attestent que le couple n’avait connaissance auparavant que du pseudonyme et ignorait qu’il ne s’agissait pas de la véritable identité.
La reprise du patronyme de naissance peut aussi être plus tardive et intervenir entre 12 et 14 ans. Cet âge correspond pour la plupart, à l’entrée dans le monde du travail, avec la signature d’un contrat d’apprentissage et l’affiliation aux assurances sociales. Jacqueline B., née le 21 janvier 1927, porte le pseudonyme d’Ida S., pendant toute son enfance. Un document du 17 juin 1940, alors qu’elle a plus de 13 ans, ainsi que tous les documents antérieurs la nomment sous ce pseudonyme. Par contre, le jour de ses 14 ans, un contrat d’apprentissage est signé avec son identité officielle. En outre, un nouveau carnet de santé est établi sous ce nom. Toutes les correspondances et documents ultérieurs mentionnent le seul nom officiel. Un tel changement tardif peut aussi coïncider avec l’entrée à l’école primaire supérieure. C’est le cas de Marie Catherine G., née en août 1927. Début septembre 1941, un papier relatif à un achat de sabots montre qu’elle porte encore son pseudonyme de Berthe M. Le 13 du même mois, sa nourrice s’adresse à l’AP en la désignant avec ce même nom. Le 18, l’inspecteur écrit en demandant de constituer un trousseau pour rentrer à l’école primaire supérieure, et là, il désigne la jeune fille sous ses véritables nom et prénom. La nourrice a visiblement du mal à se faire à ce changement et, dans sa réponse, elle continue à parler de Berthe, même si elle n’utilise plus le nom pseudonyme. Marie Catherine rajoute un petit mot pour dire son impatience de la rentrée et signe de son nouveau nom, manifestement avec une certaine fierté. Dès lors, c’est sous cette identité qu’elle est connue.
Une pratique surprenante ,sans base réglemantaire .
Ultérieurement,( mais plus de 20 ans plus tard), la loi du 11 juillet 1966 prévoira, pour les enfants dont la filiation est établie et dont les mères ont expressément demandé le secret de l’abandon, d’annuler le premier acte de naissance et d’en établir un second avec un nouveau patronyme choisi par le service de l’ASE et un nouveau lieu de naissance. Le dossier de l’enfant est établi sous ce nouveau nom. Cette règle s’appuie sur le respect du secret demandé.
Les dossiers d’une étude sont, quant à eux, répertoriés et classés en fonction du nom de l’état civil initial. Il n’y a pas d’indication des pseudonymes dans le registre de 1932 qui mentionne les admissions de 1932 jusqu’en 1945, et récapitule rétroactivement la plupart de celles entre 1925 et 1931. Ils ne figurent pas non plus sur les fiches individuelles détenues par le conseil général.
La loi prévoit, à l’époque, trois possibilités de changement de nom : une procédure spécifique pour les changements de noms difficiles à porter, la francisation du nom pour faciliter l’intégration des étrangers naturalisés et la reprise par la famille du nom d’une personne morte pour la France, sans descendants. La pratique rencontrée ne correspond à aucun de ces cas et ne conduit pas à un changement de patronyme à l’état civil.
La reprise de l’identité de naissance, au plus tard à l’adolescence, montre que c’est la seule légale. Le pseudonyme est un nom d’usage. Mais, il est utilisé par l’enfant, l’entourage et les professionnels comme s’il s’agissait d’une identité officielle et, à part l’inspecteur, personne ne semble connaître le nom de naissance. D’ailleurs, dans un courrier adressé à un futur père adoptif, en 1937, l’inspecteur spécifie : » Il est absolument impossible que vous connaissiez (Victor B.), puisqu’il porte du reste un faux nom et que son nom véritable est seulement connu de moi. »
Le recours à des pseudonymes est particulièrement surprenant. Ce l’est d’autant plus que le changement de pratique est radical. En effet, le nouvel usage s’applique dès le mois de janvier 1927, alors qu’il est totalement absent en 1926 et les années précédentes, à l’exception d’une admission en décembre 1926.
Sur le plan juridique, les pseudonymes sont des noms d’emprunt qu’une personne se donne à elle-même. Molière, Voltaire, Stendhal sont par exemple des pseudonymes. Cet usage est ancien et fréquent, mais il est licite à la condition qu’il soit utilisé dans l’exercice d’une activité particulière. Ce n’est bien évidemment pas le cas pour les pupilles.
La soudaineté et la généralisation de la pratique pourrait s’expliquer par la publication d’une loi, d’un texte réglementaire ou d’une directive spécifique aux pupilles. Mais des recherches multiples, y compris auprès des Archives nationales, de celles de Paris et l’AP-Hôpitaux de Paris et de la Bibliothèque Nationale n’ont pas permis d’établir de telles bases. Le » traité de Planiol et Ripert » ?mentionne deux circulaires datées de 1926, l’une sur le nom des enfants trouvés, et l’autre sur le nom des enfants naturels. Il n’a pas été possible de trouver le premier texte. Il est très vraisemblable que cette circulaire faisait des recommandations concernant les noms à donner aux enfants trouvés non déclarés à l’état civil. D’autres circulaires l’on fait précédemment, comm celle du 30 juin 1812 qui propose de chercher des noms de l’histoire ancienne ou évoquant des signes particuliers à l’enfant et récuse » les dénominations ridicules ou rappelant la situation d’enfants trouvés et les noms connus pour appartenir à des familles existantes ». De plus, étant donné le titre du texte, les enfants abandonnés ne sont pas concernés. La circulaire du 22 octobre 1926 relative au nom des enfants naturels précise que » lorsqu’un enfant n’est désigné dans son acte de naissance que par une suite de prénoms, c’est ce dernier, quel qu’il soit, qui doit être considéré comme nom patronymique ». Elle indique également que » lorsqu’un acte de naissance indique le nom de la mère d’un enfant naturel mais que cet enfant n’a pas été reconnu par elle, une jurisprudence aujourd’hui à peu près constante proclame que cet enfant a droit au nom patronymique de sa mère » Elle demande aussi de nommer les enfants naturels par ce patronyme dans les actes de mariage ou de décès. Cette directive, qui ne prévoit aucune dérogation, va expressément à l’encontre de toute substitution de nom pour les enfants qui portent le patronyme de leur mère.
Dans le même temps, une circulaire du 18 mars 1927 adressée aux directeurs d’agences par le préfet de la Seine indique qu’il lui a été signalé que les livrets de certains pupilles continueraient de porter, à la première page, la mention » Inconnu » et rappelle de façon très ferme la nécessité de porter sur les livrets des pupilles leur véritable état civil.
Par ailleurs, il est nécessaire de préciser que la tutelle des pupilles de l’AP ou de l’État est un régime de puissance paternelle, puis d’autorité parentale, qui cesse à la majorité et qui est sans conséquence sur la filiation.
En outre, la consultation des archives départementales de la Gironde a permis de constater que la pratique des pseudonymes n’était pas appliquée dans toute la France. Le conseil général du Finistère, a indiqué qu’elle n’existait pas non plus dans son département. Le CNAOP a pu confirmer que la pratique n’était pas généralisée. De plus, une réglementation nationale aurait prévu de façon précise les modalités et en particulier l’âge auquel l’attribution de pseudonymes intervenait et se terminait.
Le changement pourrait alors être dû à une directive écrite non publiée, voire à des consignes orales, spécifiques à un département. Il pourrait résulter de la décision d’un préfet, ou d’un inspecteur de l’AP. On constate effectivement qu’un même inspecteur a exercé en Ille-et-Vilaine au moins de 1928 à 1943. Mais ce n’est qu’une hypothèse fragile, car cette pratique n’est pas l’apanage du seul département d’Ille-et-Vilaine. René Giraud qui a réalisé un master d’anthropologie a relaté avoir rencontré deux pupilles des Bouches-du-Rhône, nés avant 1935, qui avaient un nom donné par l’administration, différent de celui de leur mère respective, bien que ces dernières les aient reconnus et aient établi la filiation. Dans son mémoire, il cite Roberte C. qu’il a interviewée, à qui la nourrice avait raconté qu’elle avait un patronyme donné par l’AP. L’intéressée, qui pense que c’était pour » que maman ne revienne jamais me chercher », décide, lors d’une inscription à l’école, de prendre le nom de son père nourricier, en expliquant : » J’avais bien le droit de choisir un nom qui me convenait en offrant celui de mon père nourricier puisqu’il m’appelait sa fille. »
Des pseudonymes qui facilitent rupture et secret :
L’absence de texte expliquant l’usage de pseudonymes invite à rechercher, au-delà, les raisons d’une telle pratique. Quatre pistes ont été explorées : le respect du secret demandé par le ou les parents, un projet d’adoption, le secret de la filiation vis-à-vis de l’enfant, le secret du placement.
La première hypothèse est le respect du secret demandé par la mère ou par la famille. Les enfants trouvés n’ont pas de filiation établie, mais, pour ceux dont la mère choisit elle-même les noms et prénoms, c’est assurément pour lui laisser une trace et non pour qu’il porte un autre nom.
Pour les enfants abandonnés, la déclaration à l’état civil avec le nom de la mère, voire des deux parents, ne plaide guère non plus en faveur d’une volonté de secret. Certes, dans certains dossiers, il est mentionné que la mère veut cacher sa grossesse à sa famille ou que » le mari l’ignore ». Mais même là, aucun écrit ne mentionne qu’elle demande le secret vis-à-vis de son enfant. De toute façon, cela ne concerne qu’une minorité de situations, l’absence de ressources étant la raison principale des abandons. En outre, la préservation d’un tel secret supposerait un changement d’état civil et non l’attribution d’un pseudonyme pendant seulement quelques années, voire quelques mois. De plus, les parents ne sont manifestement pas informés de cette pratique. Les échanges de courrier avec eux se font en indiquant le nom d’état civil. Léontine B. née le 17 juin 1927 à Saint-Malo et décédée le 16 juillet suivant, est dite Aurélie E. Quelques mois plus tard, sa mère demande à la revoir. Il lui est répondu : » J’ai le regret de vous faire connaître que votre fille Léontine […] est décédée le 26 juillet de pyodermite et d’athrepsie générale. »
L’éventualité d’une adoption ne paraît pas non plus, a priori, être le motif de l’attribution de pseudonymes. En effet, la légitimation adoptive n’est devenue possible qu’avec le décret-loi du 29 juillet 1939 et l’adoption plénière, qui rompt tout lien avec la famille naturelle, qu’après la loi de 1966. Avant 1966, l’enfant adopté conservait son patronyme d’origine auquel était rajouté le nom de l’adoptant. On constate d’ailleurs que les pupilles recouvraient leur nom de naissance au plus tard au moment de la requête en adoption.
Les pseudonymes ne sont cependant pas sans incidence. La plupart des enfants sont confiés aux futurs adoptants sous leur identité première. Dans ce cas, le pseudonyme utilisé antérieurement favorise la rupture. Les candidats à l’adoption rencontrent en effet leur futur enfant en centre de consultation et non chez la nourrice et la différence d’identité ne permet pas de relations entre nourriciers et adoptants, sans l’aval de l’AP.
Pour les quelques enfants qui arrivent dans la famille adoptive en portant toujours leur pseudonyme, la double identité désoriente les parents adoptifs. Ainsi, l’avocat en charge de l’adoption de Maryvonne B. demande pourquoi les pièces adressées en vue de la légitimation adoptive portent ce nom et non celui de Maryvonne P., sous lequel a été confié l’enfant. Il lui est répondu que » B Maryvonne est le nom sous lequel l’enfant a été déclarée à l’état civil alors que P. Maryvonne est le pseudonyme sous lequel elle a été placée au centre nourricier à Antrain » et que » c’est donc au nom réel de l’enfant B. que doit être engagée la procédure de légitimation adoptive ». Il n’est pas précisé que c’est le patronyme de la mère.
L’incertitude sur le nom et l’origine de l’enfant peut aussi conduire les parents adoptifs ou l’entourage à fantasmer. Un couple en vient même à se quereller, la femme finissant par soupçonner le mari d’être le père du garçon. L’inspecteur est catégorique :
» Je ne puis m’expliquer la provenance des bruits dont vous m’avez entretenu […] Vous avez librement choisi avec Madame, l’enfant B. Victor au milieu de plusieurs autres. Il est absolument impossible que vous le connaissiez puisqu’il porte du reste un faux nom et que son nom véritable est seulement connu de moi. Comment dans ces conditions pouvoir penser vous en attribuer la paternité? »
La troisième hypothèse est celle d’une utilisation de pseudonymes liée à l’enfant lui-même. Vis-à-vis des pupilles, le secret concernant les origines a en effet longtemps prévalu.
La loi de 1904 stipule que » dans tous les cas où la loi ou des règlements exigent la production de l’acte de naissance, il pourra y être supplée, si le préfet estime qu’il y a lieu d’observer le secret, par un certificat d’origine dressé par l’inspecteur et visé par le préfet ». Les lois du 2 septembre 1941 et du 15 avril 1943 reprennent ces mêmes dispositions. Ce certificat d’origine permet d’occulter le lieu de naissance et la filiation. Cette faculté devait être réservée, d’après la circulaire du 15 juillet 1904 aux » situations délicates », or dans la plupart des départements, dont l’Ille-et-Vilaine, elle a été étendue à tous, de façon injustifiée puisque la tutelle des pupilles est sans conséquence sur la filiation.
Certains anciens pupilles ont longtemps ignoré l’origine de leur patronyme, s’il s’agissait du nom de leur père ou de leur mère ou d’un nom donné, et quel était leur lieu réel de naissance. La plupart des mariages de pupilles mentionnent leur appartenance à l’AP. Dans le bulletin de mariage de Julienne K., il est ainsi indiqué : » Née le 3 février 1916 à Assistance publique », alors qu’elle est née à Rennes et porte le nom de sa mère. Les bulletins de décès portent aussi des mentions spécifiques. Il en est de même pour les actes de naissance des enfants de pupille mineur où il est mentionné » fils ou fille de X, pupille ». Le port de pseudonyme concourt à désaffilier les pupilles par rapport à leur famille d’origine, pour les rattacher à la seule AP. Il pourrait être destiné à brouiller les pistes.
Cette troisième hypothèse se heurte cependant au fait que l’attribution de pseudonyme n’a pas entraîné de nouvel état civil et que les pupilles adultes connaissent leur véritable identité. Certains découvrent même tardivement qu’ils ont porté un pseudonyme.
René C. demande en décembre 1991 à avoir des éléments sur ses origines pour » reconstituer la vie de celle qui a un moment difficile de son existence a dû me laisser sur le bord du chemin ». Quatre ans plus tard, à 67 ans, il découvre que lors de son premier placement il a eu un pseudonyme » dans le but j’imagine de déjouer d’éventuelles recherches dans les tous premiers mois de ma naissance ».
Un monsieur né en 1928 a apporté ses deux livrets, l’un à son nom, l’autre sous son pseudonyme. Il ignorait totalement pourquoi il avait deux livrets avec des noms différents. Il ne se souvenait pas avoir porté le premier nom, ce qui s’explique par le fait que le changement avait eu lieu avant l’âge de 2 ans, comme pour René C.
Des personnes dont le changement a été plus tardif ne connaissent pas davantage la cause de cette évolution. Certains pensent que les dossiers étaient mal tenus et qu’il s’agit d’une anomalie qui leur est propre. La consultation de dossiers datant d’avant 1944 n’est pas fréquente actuellement, aussi, les services du conseil général d’Ille-et-Vilaine n’avaient-ils constaté l’existence que de quelques pseudonymes. De ce fait, ils pouvaient difficilement expliquer cette particularité aux personnes qui découvraient leur dossier.
Les personnes qui ont porté un pseudonyme arrivent parfois à douter de la véracité de leur patronyme.
Ainsi, Marie Catherine G., à l’approche de ses 21 ans, cherche avec l’aide de son mari à connaître qui sont ses parents. Dans une lettre de mai 1948, sont précisés les éléments connus et surtout les interrogations : » Mademoiselle Marie Catherine G. pupille de l’Assistance publique de Rennes, née le 17 août 1927 à… ? fille de… ? et de… ? a été admise à l’hospice de Rennes le 5 septembre 1927. »Il lui est répondu : » Ma chère Marie-Catherine, […] j’ai le regret de vous faire connaître que je ne possède aucun renseignement sur votre mère qui vous a abandonnée aussitôt après votre naissance, et n’a jamais depuis demandé de vos nouvelles. En formant les meilleurs vœux pour le bonheur de votre foyer… »
En 1963, en 1964, puis en 1966, la jeune femme fait de nouvelles démarches pour savoir en particulier son lieu de naissance, puis l’origine de son nom et s’il est français.
En avril 1980, le ton est plus incisif et là, elle fait allusion à son pseudonyme qui ajoute à son incertitude :
» Je ne sais rien sur mes origines, je ne connais même pas mon lieu de naissance. Pensez-vous qu’à l’époque où on vit ce soit normal. …. Je suis dans le commerce et à chaque moment il me faut remplir des papiers avec mon lieu de naissance, chaque fois c’est la même chose (Assistance publique ou point d’interrogation). J’ai 53 ans, faudra-t-il donc traîner ce boulet toute la vie ? …. J’ai été inscrite au départ sous le nom de Berthe M., puis à 13 ans quand j’ai passé mon premier certificat on m’a donné paraît-il mon vrai nom (souligné par l’auteur), celui de Marie Catherine G. Je pense que vous me comprendrez et pourrez me dire ce que depuis des années j’ai envie de savoir. »
Pour l’enfant, la modification de son identité, le plus souvent accompagnée d’un changement de vie, sans préparation qui plus est, devait être particulièrement perturbante.
Il n’y a pas de témoignage direct lié aux pseudonymes. Mais nombre de personnes évoquent leur bouleversement en apprenant une identité différente de celle à laquelle elles avaient cru. Une femme d’une cinquantaine d’années a parlé avec beaucoup d’émotion du jour où elle s’était rendu compte, à 12 ans, qu’elle ne portait pas le même nom que sa famille d’accueil et avait appris qu’elle était de l’ASE. Le soir même, elle fuguait.
Même s’il ne faut pas écarter totalement les autres hypothèses en l’absence d’écrit explicatif, la plus vraisemblable semble être la volonté de garder le secret du lieu de placement vis-à-vis des parents. Il s’agit d’empêcher que les parents ne recherchent leurs enfants.
La loi du 27 juin 1904 prévoit que le lieu du placement du pupille reste secret, sauf décision du préfet prise dans l’intérêt de l’enfant. Cette obligation est expliquée par le ministre de l’Intérieur dans sa circulaire du 15 juillet 1904 :
» Il est juste que ceux qui abdiquent les devoirs de la famille n’en goûtent pas les joies. Si les parents connaissaient la résidence du pupille et pouvaient dès lors entrer en relation avec les nourriciers et avec lui, les voir à leur gré, le frein le plus puissant à l’abandon disparaîtrait : il y aurait mise en pension de l’enfant aux frais du contribuable. On peut ajouter que l’éducation des pupilles serait rendue plus difficile, souvent presque impossible, par l’intervention des familles. »
Dans les règlements départementaux, il est interdit aux nourriciers de donner un quelconque renseignement sur l’enfant confié, sous quelque prétexte que ce soit. Dans les contrats d’apprentissage, il est également précisé que le patron doit veiller à ce que le pupille » ne communique pas avec sa famille et si cette éventualité venait à se produire en informer sans délai l’inspecteur ».
L’usage de pseudonymes concourt à une rupture définitive. Les parents peuvent difficilement retrouver trace d’un enfant qui ne porte plus le nom initial.
L’exemple de la mère d’Irène Y., qui, célibataire, a abandonné sa fille puînée à la naissance, est instructif. Après son mariage, elle vient s’installer par hasard avec son époux et son aînée non loin de la nourrice de sa benjamine. Trouvant que les deux petites se ressemblent, la gardienne prend à partie la mère qui écrit alors à l’AP pour avoir des nouvelles :
» Je vous supplie de bien vouloir me dire si la petite Irène Y. est vivante car je suis sa mère et maintenant je suis mariée et on veut reprendre notre petite …. Si je suis malade, c’est le regret de ma petite fille et surtout de recevoir des paroles comme j’en reçois. Mme H. fait marcher une petite fille de l’Assistance pour laquelle je crois toujours que c’est mon enfant. …Tous les jours quand je la vois, je me mets à pleurer et je me fais des idées noires car Mme H. quand elle me voit, va vite la chercher et elle se met à rire aux éclats en disant c’est malheureux d’avoir abandonné sa sœur, il faut avoir le cœur d’une vache. C’est dur pour une mère de recevoir ces paroles. […] Je l’ai mise à l’Assistance car c’était impossible pour moi de l’élever. »
Dans une autre lettre, elle précise que la nourrice lui a montré le matricule de l’enfant et supplie de la reprendre. Irène Y. était connue par la nourrice sous son pseudonyme de Marie B. Pour la mère, il devait être particulièrement déconcertant de voir une petite fille ressembler à son enfant mais porter un nom différent. Dans sa première lettre, il est manifeste qu’elle est très ébranlée par la ressemblance mais n’a pas de certitude. Elle commence en effet par demander si sa fille est vivante. Dans cette situation, la divulgation du lieu de placement est plutôt favorable à la mère, à qui l’enfant est confiée assez rapidement, mais à titre d’essai.
La spécialisation de certaines nourrices pour les tout-petits dans le département dans la même période pourrait être en lien avec l’attribution de pseudonymes.
Cette hypothèse de changement de nom pour éviter que les parents ne retrouvent fortuitement leurs enfants est confortée par certaines pratiques antérieures de l’AP. Des départements ont organisé la coupure des pupilles de leur famille et lieu d’origine. Au xixe siècle, l’une des raisons de la création des agences de la Seine, dans le Morvan, l’Ouest et le Nord de la France était la mise à distance à plus de 150 km des parents, pour éviter que certains ne deviennent nourrices rémunérées de leurs enfants. Même les enfants déjà placés en nourrice sont partis dans un autre département. Lamartine a dénoncé, mais en vain, le caractère arbitraire de cette politique :
» N’est-ce pas une rigueur ? Une peine ? Un exil ? Une barbarie ? Ah ! Demandez-le à votre propre cœur intimement interrogé, demandez-le à ces convois presque funèbres de ces enfants expatriés que nous rencontrons par longues files sur nos routes, le front pâle, les yeux mouillés, les visages mornes… »
Les départements de la Seine-et-Oise et des Bouches-du-Rhône ont également eu des agences hors de leur département. Une circulaire du ministre de l’Intérieur du 21 juillet 1827 a organisé des échanges d’enfants trouvés et abandonnés entre départements limitrophes. La population devait en être avisée, pour susciter des reprises d’enfants et permettre ainsi des économies pour l’Assistance publique. Pour les enfants non repris, le changement de département conforte la rupture.
Par ailleurs, alors même que la loi de 1904 prévoit que les frères et les sœurs sont, autant que possible, placés dans la même famille, ou, au moins, dans la même commune, certains départements, comme les Bouches-du-Rhône, favorisent la dispersion des fratries.
L’éloignement se veut en premier une sanction contre les parents et en second une protection pour les enfants par rapport à une famille jugée défaillante.
Des pupilles ,enfants du seecret .
Il convient de resituer l’usage, si singulier, de pseudonymes dans le contexte du secret qui prévalait à l’époque, dans le dessein de donner à l’enfant une nouvelle existence, vierge de tout passé.
Plusieurs auteurs se sont fait l’écho des recherches des pupilles sur leurs origines. C’est parfois une quête tout au long de la vie. Amandine, qui ignorait même l’origine de son nom, écrivait en 2000, à 85 ans :
» J’avoue avoir toujours au cœur cette grande peine de ne pas connaître ses racines. Cependant au fond de moi-même, je voue à cette maman (qui n’a pas voulu de son enfant ? ) la tendresse de lui dire au fond de moi-même je t’aimerai en silence, peut-être qu’un jour dans l’au-delà nous pourrons nous rencontrer. Cela m’aide à continuer la route. »
Longtemps, le secret a été opposé aux pupilles. Un courrier adressé à un pupille qui demande en avril 1948 à connaître sa famille est à cet égard explicite :
» Je ne puis que vous conseiller, comme je l’ai fait maintes fois, d’organiser sérieusement votre existence, seul, maintenant que vous êtes majeur et de vous créer vous-même un foyer lorsque le moment sera venu. »
La culture du secret évoluant avec le temps, certains pupilles qui avaient eu une fin de non-recevoir accèdent sur le tard à leur identité. Ainsi, Nicole A. née en 1943 se voit d’abord répondre en 1990 qu’elle est née de parents non dénommés et qu’il n’y a rien de plus au dossier. En 2000, elle peut consulter son dossier et il lui est remis une fiche où il est précisé qu’elle a été amenée à l’AP par sa mère, la date et lieu de naissance de cette dernière ainsi que sa profession et son lieu de résidence.
Le secret a longtemps prévalu, aussi dans les familles. Ainsi, en 1998, une femme demandait quelles étaient ses origines :
»Ayant trouvé fortuitement (56 ans après) les documents concernant mon adoption (j’ignorais tout) ne sachant rien sur ma naissance et les trois premières années de ma vie. Serait-il possible de me communiquer tout ce qui concerne mon abandon et surtout le nom de mes parents biologiques… »
Cette personne a découvert un certificat d’origine portant le nom de Maryvonne B. mais ignore que ce patronyme est celui de sa mère.
Parfois, ce sont les enfants qui font des démarches. Pour certains, ils n’apprennent le passé de leurs parents qu’au décès de ces derniers.
La communication des dossiers aux intéressés a été prévue par la loi du 17 juillet 1978 sur le droit d’accès aux documents administratifs et celle du 11 juillet 1979 qui l’applique aux documents nominatifs. Mais même alors, pour les pupilles, subsistent des divergences d’appréciation sur la possibilité de consulter ou non des informations concernant leurs parents ou leurs fratries. C’est la loi du 22 janvier 2002 qui marque un tournant décisif dans le droit pour les pupilles de connaître leurs origines, qu’ils aient été adoptés ou non. Seules deux restrictions existent : le cas où la mère a accouché en demandant le secret de son identité et celui où les parents ont demandé explicitement le secret de l’état civil, lors de l’abandon. En cas de doute sur la demande de secret par la mère, c’est le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP) qui doit être saisi et qui met tout en œuvre pour contacter la mère et connaître ses intentions. En outre, depuis 2002, il n’est plus possible au père ou à la mère de demander le secret de leur identité après la reconnaissance de leur enfant.
L’attribution si singulière de pseudonymes met en lumière combien étaient prégnantes la culture du secret et la volonté de rupture avec les familles d’origine, pendant la première moitié du 20ème siècle. Elle interroge sur les motivations qui président au secret et invite aussi à une constante vigilance sur le respect des droits des personnes, surtout les plus fragiles.
Aucun commentaire comme j’avais prévu .
Mais comme je l’écris ,je m’en fous !
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